Clara – Je m’appelle Clara, je suis psychologue, j’ai 27 ans, je me considère comme féministe depuis à peu près mes 15, 16 ans donc ça fait une dizaine d’années que je suis dans ces milieux-là, et que je vois un petit peu comment ça évolue, surtout au niveau des jeunes féministes : des questions qu’on ne se posait peut-être pas forcément avant, des façons, aussi, de dialoguer, qui ont changé.
Ça a eu un impact aussi dans mon quotidien au niveau du travail, parce que certaines questions qu’on se pose aujourd’hui dans les espaces féministes, notamment sur la question du genre, se posent aussi en psychiatrie (parce que c’est là que je travaille). On reçoit de plus en plus de jeunes entre 16 et 23-24 ans qui se posent aussi ces questions, mais qu’on suit, et avec qui ça peut être compliqué de dialoguer, parce qu’il y a, d’un côté le discours qu’ils ont sur Internet, puis après, il y a notre discours à nous, en tant que professionnel.les.
Et parfois les deux discours clashent un peu.
Alors moi, je n’ai pas toujours été féministe radicale ! Au début, je suis arrivée dans le féminisme, je pense comme un peu tout le monde, par la grande porte. Et je pense qu’aujourd’hui la grande porte c’est le “féminisme libéral”, parce que c’est celui qui est le plus présent dans les médias, c’est celui qui est le plus vendeur, le plus accepté.
Moi, je pense que c’est aussi parce que c’est celui qui est le moins dangereux pour le sexisme bien intégré dans notre société ! Ça c’est mon avis ! Et du coup la grande porte, pour moi, quand j’avais 15-16 ans, c’était le site internet Madmoizelle, et plus particulièrement le forum qui était très, très actif, et sur lequel on parlait, on découvrait tout ça, on découvrait le féminisme, on découvrait comment on pouvait l’analyser dans plein d’aspects de nos vies, que ce soit nos relations affectives mais aussi les films qu’on regardait… Enfin, c’était super intéressant, c’était vachement riche et du coup, j’ai passé plusieurs années quand même sur ce forum-là, à être très très active, à beaucoup discuter avec les autres, à avoir beaucoup de débats.
Moi, ce qui me plaisait beaucoup dans le féminisme, c’était qu’on débattait et qu’on n’était pas obligés tout le temps d’être d’accord, mais qu’au moins, il y avait un échange, il y avait des arguments, on essayait de soi-même trouver les failles dans nos propres arguments pour les perfectionner puis pour affiner un petit peu nos idées. Moi, ça c’est quelque chose qui m’a toujours plu : le débat d’idées. Donc ça m’allait très bien !
Et puis, au fur et à mesure, sur ce forum-là – enfin moi, c’est comme ça que ça s’est passé sur ce forum – il y a eu des questions qu’on commençait à se poser sur la question de l’identité de genre. Au début, c’était vraiment des questions hyper naïves, parce que, de toute façon, je pense que la moyenne d’âge sur ce forum, en tout cas à l’époque, elle était de moins de 20 ans, moins de 24 ça c’est sûr, et on ne connaissait pas ça en France, ça venait vraiment à peine d’arriver.
Il y a 10 ans maintenant qu’on parle de façon vraiment mainstream de l’identité de genre, donc ce sont des questions qui sont venues de plus en plus souvent dans les débats qu’on avait ensemble, et moi je trouvais ça très intéressant ! Et puis, au fur et à mesure, j’ai commencé à moi-même me poser des questions, parce que je rencontrais ces personnes-là via le forum.
Ce sont majoritairement des personnes qui se présentaient comme non binaires. Il y avait aussi quelques femmes trans. En fait, c’est à partir de là que les débats ont vraiment commencé parce que le forum de Madmoizelle, je sais pas si ça a changé mais à l’époque, il était interdit aux hommes, il n’y avait que les femmes qui pouvaient entrer dedans.
Et à partir du moment où il y a eu la question de “bonjour, moi, je suis une femme trans, est-ce que je peux venir ou pas ?” ça a ouvert le débat sur ces questions-là : qu’est-ce qu’on appelle une femme ? Qu’est-ce que c’est un espace non-mixte ? Est-ce que les mecs jeuxvidéo.com ne se feraient pas passer pour des femmes trans pour pouvoir entrer, (parce qu’il y avait toutes les guéguerres entre Madmoizelle.com et jeux vidéo.com), donc c’est un peu comme ça que ça a commencé et qu’on a posé plein de questions.
Du coup, ces nouvelles personnes sont arrivées sur le forum, et moi ce qu’on me répondait c’était “bah oui, moi je ne me considère pas comme une femme ou comme un homme parce que…” – en gros, parce que ces personnes ne correspondaient pas aux stéréotypes genrés de “qu’est-ce que c’est un homme” et “qu’est-ce que c’est une femme” dans notre société, à notre époque.
Du coup, moi, ça me renvoyait des questions hyper personnelles, parce que moi non plus; je n’avais pas l’impression d’y correspondre. Moi non plus, je n’étais pas d’accord avec ces définitions-là, du fait que j’étais censée être douce, “compliante”, avec tous les stéréotypes qu’on peut associer : me maquiller, mettre des talons etc.
Et moi, tout ça, je ne m’y reconnaissais pas du tout. En plus, j’étais une jeune fille bisexuelle, donc je voyais quand même pas mal de mes camarades sur le forum, soit bisexuelles soit lesbiennes, qui commençaient aussi à s’identifier comme non-binaires. Donc, forcément, en plus, j’étais ado : il y a un phénomène de contagion sociale qui s’est mis en place, et j’ai commencé à moi-même me poser des questions, à me dire “Mais je ressemble énormément à ces personnes-là, donc ça doit bien vouloir dire que je suis un peu pareille”. Donc moi, j’ai eu plein de discussions avec des membres du forum souvent par message privé sur ces questions-là, et où on me renvoyait “et du coup, si tu te sens pas comme une femme, tu dois pas en être une !”
Donc, ça me paraissait raisonnable.
Donc, petit à petit, j’ai commencé à explorer un petit peu cette question de non-binarité, en me disant que, effectivement, moi, si c’était un ressenti interne et profond, le fait d’être une femme, bah moi je ne l’avais pas. Je n’avais pas ce ressenti que les autres décrivaient. Je ne savais pas ce que c’était. Donc on m’a dit “Tu dois être agenre”.
Ok, d’accord. Donc je suis restée un peu là-dessus pendant une année, une année et demie… Peut-être deux ans, je ne sais plus… Et au fur et à mesure, je me suis rendu compte que sur le forum, ces questions-là qui au début étaient super intéressantes, ne sont plus vraiment devenues des questions. Moi, il y a des gens en dehors du forum qui me parlaient de ça, et qui me disaient : “Mais du coup, c’est quoi pour toi être agenre ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi une femme ?” Et, en fait, je n’arrivais pas à répondre à ces questions, parce que du coup je n’avais plus de définition. Donc, j’étais arrivée sur le forum… On avait un sous-forum où l’on posait un peu des questions un peu pointues, pour lancer des débats. J’avais participé à un débat comme ça, où on posait la question “Bah, c’est quoi en fait le genre, très concrètement ? Puis c’est quoi une femme ? C’est quoi un homme ? C’est quoi la différence entre les deux ? Pourquoi est-ce qu’on s’identifie à ce mot et pas à l’autre ? Définissons un petit peu les choses pour que ça puisse être plus rigoureux que ça, quoi… Et en fait cette discussion qui était censée être un débat normal d’idées s’est transformé en un truc qui, moi, m’a vraiment choquée, parce qu’il y a eu des avertissements à tout va… Je crois qu’il y a une ou deux personnes qui ont été bannies. Et, en fait, on ne pouvait pas poser ces questions. Donc moi, comme j’aime trouver les points de faiblesse dans les arguments pour qu’on s’entraide à pouvoir les améliorer et pour qu’on puisse vraiment peaufiner nos idées, eh bien je me retrouvais face à un mur où ce n’était pas du tout accepté. En fait, il ne fallait pas montrer du doigt les défauts argumentatifs, il ne fallait pas pointer du doigt qu’on n’avait pas de définition, il ne fallait pas pointer du doigt que toute l’idéologie, elle reposait sur des bases un peu bancales – parce qu’en fait, ça ne reposait sur pas grand-chose. C’est-à-dire qu’on n’avait pas d’auteurs, d’autrices particuliers… On n’avait pas un système de pensée bien cohérent… Enfin, c’était surtout des slogans internet.
Donc ça ne va pas très loin quand on approfondit les arguments. Eh bien, ça a été très, très, mal reçu, ce débat-là.
Et moi, c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à me poser des questions parce qu’on disait, en gros : “Fais attention : là, ton vocabulaire, il ressemble un petit peu à un vocabulaire TERF”.
Ah. Première fois que j’entends ce mot. Donc, j’ai demandé un peu ce que ça voulait dire. On m’a dit que c’était surtout “pas bien” et qu’il ne fallait pas les lire, les personnes qui critiquaient cette conception un peu libérale du genre. Moi, c’est la deuxième chose qui m’a choquée, parce que je considère que si leurs arguments ne sont pas bons, alors il y a aucun risque à ce qu’on aille les lire ! Presque, ça serait une petite tranche de rigolade entre nous, quoi.
Donc, le fait qu’on m’interdise d’aller lire des trucs, ça, ça ne m’a pas plu. Donc, je suis allée les lire, forcément. Et c’est là que je me suis rendu compte que toutes les questions que je me posais, il y en avait plein d’autres qui se les posaient aussi, et qu’il y avait des réponses ; et que les réponses, elles avaient beaucoup plus de sens chez ces personnes-là. En tout cas, moi, ça me convainquait beaucoup plus. Donc, petit à petit, j’ai commencé à me rapprocher des féministes radicales sur d’autres espaces toujours en ligne, parce que j’étais jeune et que je n’avais pas forcément les moyens humains d’être dans des groupes militants en présentiel.
Et, du coup, je suis un peu restée sur les deux tableaux en même temps : être à la fois sur Madmoizelle, et puis à la fois sur des espaces radicaux à essayer de trouver des compromis, aussi d’engager du débat en mettant en avant les arguments qui me semblaient plus cohérents. Mais j’étais de plus en plus confrontée à un mur, en fait. Moi, ce qui m’a frappée, c’est le changement qu’il y a eu. J’ai eu l’impression qu’on n’avait plus le droit à la pensée critique, qu’on n’avait plus le droit au dialogue, qu’il fallait être des perroquets et répéter des slogans jusqu’à ce que ce soit bien imbriqué dans la tête.
Moi, je me souviens par exemple des moments sur Twitter où il y avait juste des gens qui disaient par exemple “Les femmes trans sont des femmes” avec le petit smiley des mains qui clappent entre elles entre chaque mot et qui répétaient cette phrase à l’infini, et plein de gens la retwittaient.
D’accord, très bien. Mais ce n’est pas un argument, de répéter une phrase ! Ça, j’avais beau le dire, on ne me répondait pas, ou alors c’était des insultes ou des bannissements, ou des avertissements.
Donc, à partir de ce moment-là, moi je me suis dit que si on est tous d’accord pour adhérer à des idées qui ne sont pas basées sur du factuel (il n’y a rien d’objectif, il n’y a rien de mesurable, et rien de visible, le genre ce n’est pas objectif, ce n’est pas mesurable, ce n’est pas visible, c’est un truc on peut itérer, comme ça), mais qu’on base toutes nos idées sur ce ressenti là, indéfinissable, et qui en plus est différent selon chaque personne puisqu’il n’y a pas de définition, moi c’est ma définition d’une croyance ça. Se baser sur des choses qui ne sont pas objectives et qui sont différentes pour chaque personne, c’est une croyance.
Moi je n’ai aucun problème avec ça, sauf que, ce que j’ai commencé à leur dire c’est que si on affirme que cette croyance est une vérité absolue, alors qu’elle n’est pas démontrable et qu’en plus on impose aux autres d’y adhérer (parce que sinon on est des méchantes Terf, il faut qu’on nous bannisse et qu’il ne faut pas qu’on parle), là, je n’appelle plus ça une croyance. J’appelle ça un dogme. Et si en plus, quand on n’accepte pas ce dogme, on est insultées, rejetées, ou considérées comme de mauvaises personnes, mises un petit peu à l’écart dans les groupes, dans ce cas-là, j’appelle ça une secte.
Et quand j’ai commencé à mettre en avant ce malaise-là que je ressentais, la réponse a été immédiate : j’ai pris plein d’avertissements dans la gueule, et puis j’ai été bannie. Alors que pourtant je n’ai jamais eu de vocabulaire insultant, je n’ai jamais été désagréable, j’ai juste posé des questions et mis en avant des failles argumentatives, et demandé “Est-ce qu’on peut discuter ensemble pour essayer de trouver une définition commune ?”
C’est tout ce que j’ai demandé.
Donc voilà. Je trouve qu’aujourd’hui les débats d’idées sont très, très, différents dans le féminisme, et je trouve que c’est très dommage, parce que je pense qu’on aurait tous intérêt à discuter ensemble pour se mettre d’accord, et puis pour pouvoir avancer ensemble, parce que le but du féminisme c’est quand même défendre et protéger les femmes. Et pour moi, la base, c’est de pouvoir définir qu’est-ce que c’est une femme. Sinon, on fait comment pour la défendre ? Donc tout mon problème, c’était ça.
RDG – Ça semble assez évident que justement c’est bien le fond du problème. C’est de défendre les femmes qui pose problème. On est clairement dans une idéologie qui est masculiniste. Dégommer l’idée même de ce qu’est qu’une femme, c’est le rêve profond des masculinistes.
Clara – Bah ouais. En fait, ça devient un club dans lequel on rentre.
RDG – Tu n’as pas parlé du tout de tes études. Tu t’es retrouvée confrontée à des difficultés en tant qu’étudiante en psy, ou pas? Ça tu ne l’as pas du tout dit.
Clara – Et ben non. Quand j’y étais, on ne m’en a jamais parlé.
RDG – Ok.
Clara – Enfin si, si, mais alors pas comme ça. C’est-à-dire que moi, quand j’étais étudiante en psycho, on n’avait pas mal de cours, mine de rien, sur la psychologie sociale. Et c’est dans les cours de psychologie sociale qu’on a introduit le concept de genre comme un construit social qui permet de différencier les sexes avec des stéréotypes.
RDG – Pourquoi penses-tu que cette idéologie est une menace pour les femmes, pour leurs droits, pour les enfants, pour la société, pour la démocratie ?
Clara – Je pense que cette idée peut devenir quelque chose de dangereux, et ça devient déjà quelque chose de dangereux, mais de façon hyper insidieuse. Je pense que le point de départ du danger de cette idéologie (et je n’utilise pas le mot idéologie avec un sens négatif, c’est juste le système d’idées) commence de façon hyper insidieuse, parce que ça commence par ce refus de la pensée critique. Et à partir de ce moment-là, il y a tout le reste, tous les autres dangers, qui arrivent comme un effet boule de neige. Parce que déjà, on nous impose une idée, on ne peut pas la critiquer et il faut l’accepter alors qu’elle n’est pas mesurable.
À partir de là, moi je pense que ça cause beaucoup de difficultés sur plein de plans différents.
D’abord au niveau du féminisme, parce que ça nous divise beaucoup, parce qu’on passe beaucoup de temps à parler de cette question-là, qui pourtant concerne d’après les chiffres majoritaires moins d’1% de la population, donc je trouve ça assez fou que ça prenne autant d’énergie.
Ensuite, c’est aussi délicat parce que je trouve qu’on peut faire face à un retour en arrière aussi au niveau des idées féministes, dans le sens où j’ai l’impression que certains militants transactivistes mettent en avant des idées qui, pour moi, sont super rétrogrades, avec des paillettes par-dessus pour que ça fasse progressiste. Mais non.
C’est à dire que, quand on lit des choses de gens qui décrivent un peu comment ils se sont rendus compte qu’ils étaient trans, et qu’ils expliquent que “Oui, moi quand j’étais petit, quand j’étais petite, je ne jouais pas comme les autres garçons, comme les autres filles, je n’avais pas les mêmes intérêts, je n’étais pas comme ci, je n’étais pas comme ça…” Pour moi, se dire que, si je ne me conforme pas aux stéréotypes de genre, alors c’est que je ne suis pas une fille, je ne suis pas un garçon, c’est hyper rétrograde. C’est exactement ce contre quoi on combat depuis longtemps dans le féminisme. Pour moi, notre objectif c’est surtout de se battre contre l’idée qu’on devrait agir de telle ou telle façon si on est une fille ou un garçon. Donc là, on prend le problème complètement à l’envers d’après moi, et d’après les sciences sociales et d’après le consensus actuel. Le genre, c’est une construction sociale, une classe sociale, qui permet de conditionner les gens selon leur sexe. Alors que maintenant, dans idéologie un peu libérale transactiviste, on considère que le genre c’est une identité qui est autodéfinie, qui est ressentie, qui est un truc un peu à célébrer, alors que ça c’est complètement différent de ce que le féminisme disait depuis des décennies. Nous, on mettait quand même plus en avant l’idée que c’était une classe sociale qui se construit différemment selon sexe de l’individu, que c’est l’ensemble des comportements, des attitudes, des rôles qu’on attend selon qu’on soit une fille ou un garçon, ou un homme ou une femme.
Là, on renverse complètement la définition. On confond, du coup, le genre et le sexe. Le sexe, c’est être un homme ou une femme.
Le genre, c’est l’ensemble des stéréotypes qu’une société va coller selon le sexe qu’on a.
Et du coup si on modifie cette définition-là, pour moi on ne fait que renforcer quelque chose contre lequel on se battait depuis le début, donc ça me dérange beaucoup. Puis il y a d’autres dangers que je vois aussi, c’est que du coup il y a plein de personnes qui sont très, très vulnérables à cette pensée-là, notamment au niveau des jeunes filles qui ne sont pas conformes au genre. Les jeunes filles qui sont lesbiennes, soit juste parce qu’elles aiment les filles, ce qui n’est déjà pas conforme au genre, soit parce qu’en plus elles ont des attitudes qu’on va qualifier de masculines, un peu butch etc, soit des filles qui vont avoir des difficultés avec la socialisation féminine attendue, souvent des jeunes filles autistes, donc qui justement ne vont pas forcément se conformer à une socialisation où on leur demande d’être douces, d’être sympa, de faire très attention aux autres, d’être très dans le social (les jeunes filles autistes ont plus de difficultés à se conformer à ça). Ces deux catégories de jeunes filles, les lesbiennes et les autistes, parfois les deux, sont très très vulnérables à cette idéologie-là parce que ça répond exactement à leur mal-être, à leur sentiment de pas être à leur place, on leur donne une réponse toute construite, où on leur répond “En fait, c’est toi le problème”, on leur envoie : “C’est toi qui est pas conforme à ce que l’on attend de toi, donc il faut que tu changes, donc il faut que tu changes de pronom, il faut que tu changes de nom, il faut que tu changes de corps.”
Moi, ça me dérange très fortement qu’on renvoie l’idée que le problème, c’est nous. Je ne suis pas d’accord avec ça.
Ce que je vois aussi pas mal (mais alors là, c’est plus grave) c’est des petites filles ou des jeunes femmes qui ont aussi un vécu très compliqué avec le sexisme. Ça va soit d’un sexisme très oppressant pour elles dans leur quotidien, soit carrément à des traumas sexuels, et qui trouvent une réponse aussi comme un mécanisme de défense dans le fait de ne plus identifier à cette jeune fille ou à cette femme qu’elles sont pour se protéger. Si je suis un garçon, ou si je suis non-binaire, alors je ne suis plus une fille, je suis plus une femme, alors du coup on ne va pas m’attaquer, je ne vais plus subir tout ça, je vais pouvoir me comporter autrement.
Ça, c’est aussi quelque chose que je rencontre souvent chez les personnes que j’ai côtoyées sur Internet, ou chez des amies qui ont été concernées par ces questions, ou chez mes patientes. Dans les trois cas, je vois beaucoup de misogynie internalisée, d’homophobie internalisée, et surtout une recherche de solutions pour ne pas souffrir. C’est pour ça que j’ai beaucoup d’empathie pour les personnes qui essaient de trouver des solutions comme ça.
Et ce que je trouve dangereux, c’est que la réponse qu’on leur donne c’est “il faut transitionner.”
Dans le fond, je ne suis pas contre, je pense que ça peut en être une pour certaines personnes. Ce qui me dérange, c’est qu’on affirme que ce soit la seule, et qu’on ne développe pas d’alternatives qui ne soient pas invasives, parce qu’une transition (sauf si c’est juste une transition sociale) c’est invasif. Prendre des hormones contraires à celles qu’on produit naturellement, c’est invasif, ça a des conséquences sur le long terme qu’en plus on ne connaît pas encore très bien parce qu’on n’a pas le recul. Ce sont des hormones (je parle de celles qui sont les bloqueurs de puberté, on n’a pas encore trop ce phénomène en France, mais je pense que ça va arriver) qu’on utilise à la base comme des castrations chimiques pour les auteurs de violences sexuelles.
C’est grave.
C’est des histoires quand même particulières, ces hormones là.
C’est des hormones qu’on utilisait aussi pour “soigner” entre guillemets les homosexuels. Il y a une histoire qui se répète, avec des relents pas très propres là-dessus, et ça me paraît important qu’on en parle et qu’on se questionne sur ce qu’on fait consommer aux gens.
Surtout qu’en plus, il y a des discours vraiment très contradictoires, par exemple, ça je le vois en psychiatrie, où d’un côté on va avoir un discours anti-psychiatrisation de la dysphorie de genre, surtout sur les espaces militants. On va avoir des militants qui disent “Être dysphorique de genre, donc être une personne trans, ce n’est pas une maladie mentale”, mais qui, en même temps vont dire : “Si on ne nous donne pas de moyens de transitionner médicalement, on risque de suicider.”
On ne peut pas tenir les deux positions en même temps, ce n’est pas possible. Surtout qu’en plus c’est une médicalisation, c’est un traitement, on parle dans ces termes-là, il y a un remboursement médical, donc il faut choisir : soit c’est quelque chose qui n’est pas un trouble mental et dans ce cas-là il y a pas besoin de traitement, il y a pas de risque de suicide si il ne se passe rien, soit c’est un trouble mental.
La question est pour l’instant répondue par les communautés internationales scientifiques, que ce soit au niveau de la DSM ou de la CIM. On considère que la dysphorie de genre, c’est un trouble mental, parce que ça génère énormément de souffrance pour la personne. C’est juste comme ça qu’on définit que c’est un trouble. Bon moi, je suis plutôt d’accord avec cette définition-là, en tout cas pour certaines personnes trans, et du coup la question c’est : “Qu’est-ce qu’on leur propose comme solution?” Parce qu’il y a une souffrance, qui est là : qu’est-ce qu’on en fait ? Et pour l’instant, les solutions qu’on a, elles sont extrêmement médicalisées, elles sont extrêmement invasives, et il ne faut pas le questionner en tant que psychologue. Et ça, moi, ça me dérange parce qu’en tant que psychologue, j’aimerais travailler avec eux sur leur représentation du féminin du masculin, leur identification parentale, leur représentation du genre, leur vécu dans une société sexiste etc., avant qu’il y ait une prise en charge médicale sur laquelle ils ne pourront pas revenir. Donc, moi, dans mon travail, j’ai observé des choses qui me paraissent complètement aberrantes. Pour l’instant, j’ai eu une seule personne qui était à la base un garçon qui maintenant s’identifie comme une fille, qui a 18 ans. Toutes les autres personnes, c’était des jeunes filles qui s’identifient maintenant comme les garçons ou comme des personnes non binaires, et sans exception, toutes ces patientes-là – qui sont encore en questionnement – toutes ces patientes-là, c’est des patientes qu’on connaît depuis quand même un bon petit moment, qui ont des pathologies mentales lourdes, qui ont déjà été hospitalisées plusieurs fois. La majorité d’entre elles ont des troubles de la personnalité borderline, d’autres ont des traumas sexuels importants, et on ne sait pas encore ce que ça va donner au niveau du diagnostic psy : on est encore en questionnement, et d’autres ont des troubles qui se situent plus vers le côté schizophrénie. Donc, quand même des pathologies importantes qui ne sont pas encore stabilisées parce qu’elles sont toutes jeunes – toutes ont moins de de 25 ans. Et alors qu’on peut discuter d’absolument tout le reste de leur parcours, de leur vécu, etc., la question de la transition pour ses patientes-là, elle est indiscutable. On ne peut pas la mettre en lien avec leur vécu, on ne peut pas essayer de comprendre ce que ça veut dire pour elles. Il y a un blocage net, et il n’y a pas de dialogue entre nous, l’équipe psychiatrique, et l’équipe des endocrinos qui sont en face et qui les prennent en charge. On ne peut pas questionner parce qu’il y a un blocage au niveau des patients. C’est-à-dire que quand on commence à poser des questions sur “Mais d’où est-ce que ça vous vient, là, subitement, cette idée que vous ne seriez pas dans le bon corps ?” ça aussi, c’est un concept avec lequel j’ai beaucoup de mal, parce qu’on milite quand même depuis des années pour l’acceptation de soi, l’acceptation corporelle. Mais je travaille avec ça, avec mes patients, et puis d’un coup ils me disent “Je ne suis pas dans le bon corps”. Bon moi, je questionne avec eux : mais d’où ça vient ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que c’est pour vous, du coup, être une femme ou un homme ? Et qu’est-ce qui fait que vous vous identifiez ou pas ? Et en fait toutes ces questions-là, elles sont systématiquement bloquées par le patient – quasiment toujours bloquées par le patient – parce qu’il reproduit ce qu’il vit dans ces milieux militants, je pense, tout simplement, parce qu’on n’a pas le droit de questionner dans ces milieux. Donc, on n’a pas le droit de questionner en thérapie non plus. C’est quand même dommage, parce que le but d’une thérapie c’est de tout questionner pour pouvoir se comprendre mieux. J’avais la chance d’être dans un service où on a le droit de questionner ces choses-là, donc on est dans un service où on pose des questions. En tout cas, entre nous, entre professionnels, ça nous questionne beaucoup de voir de plus en plus de patients jeunes qui ont presque toujours le même profil, qui se présentent avec une dysphorie de genre. On constate quand même que, de toute façon, en psychiatrie, il y a des mouvements de contagion sociale qui se font régulièrement chez les jeunes. Là, aujourd’hui, c’est la dysphorie de genre. Il y a 10 ans, c’était les troupes borderline et les automutilations. Dix ans auparavant, c’était encore autre chose. Bon, là, petit à petit, on est en train de passer aux troubles dissociatifs de l’identité. Il y a, entre guillemets, des “modes” en psychiatrie, on le sait très bien. Il y a eu l’anorexie, aussi. Mais ce qui change par rapport à d’habitude, c’est que là, c’est soutenu par des équipes médicales, donc qui ne sont pas les nôtres, qui sont en face ; des équipes d’endocrino, des associations. Elle est là, la différence, c’est qu’aujourd’hui, on valide le trouble du patient comme une réalité objective, et on ne va plus questionner avec lui pourquoi est-ce qu’il a ce trouble-là, pourquoi est-ce qu’il y a cette souffrance, et qu’est-ce que ça vient dire dans le fonctionnement psychologique de la personne. Et c’est ça la différence majoritaire. Et puis c’est surtout que, du coup, on a des patients qui passent à l’acte au niveau de ce symptôme-là, parce qu’ils se mettent dans des situations de transition médicale, soit hormonale, soit chirurgicale, dont ils ne pourront pas revenir. Ça aussi, c’est une grande différence par rapport à avant. Donc nous, ça nous inquiète, en tant que professionnels, en tout cas moi, dans mon service, ça nous inquiétait. On avait des politiques différentes sur les patients. Dans certains cas, on considérait que c’était important de discuter avec le patient si c’était possible, au moins en thérapie, de garder son nom d’origine et ses pronoms d’origine, juste pour qu’il y ait un espace de retour, quelque chose d’antérieur… Et puis si ce n’est pas possible pour le patient, eh bien évidemment on ne le fait pas : on n’est pas là pour le mettre mal. Ce n’est pas du tout le but. De voir avec lui si c’était possible de discuter, aussi, de ces questions ; si ce n’est pas possible, pourquoi ; et puis de discuter de “est-ce qu’on peut se mettre en lien avec l’équipe médicale d’en face qui prend en charge la transition”?
Alors ça, ça quasiment toujours été refusé, je pense, parce que les patients savent très bien que si leur endocrino ou leur chirurgien savait qu’à côté de ça, il y a un trouble de personnalité borderline, il y a un trouble schizophrénique, il dirait non pour une transition et ça me paraît très complètement logique et normal. Parce que ce n’est pas éthique de proposer des choses aussi invasives à des patients qui ne sont pas stabilisés au niveau psy.
Moi, ce qui me questionne beaucoup, par exemple, c’est que j’ai reçu beaucoup de patients qui venaient pour des évaluations psychologiques dans le cadre d’une chirurgie bariatrique, donc pour se faire faire un bypass, une sleeve etc. Et, à ces patients-là, on leur demandait beaucoup de choses d’un point de vue psy ! On leur demandait d’attendre plusieurs mois… Ils avaient plusieurs rendez-vous avec des psychologues, on leur demandait des comptes-rendus de thérapie pour s’assurer qu’ils étaient bien stables, qu’ils n’avaient pas de troubles du comportement alimentaire, etc. C’est très cadré ! Alors qu’en face, si on voulait faire une mastectomie, si on voulait prendre des hormones contraires à son sexe, bah il suffisait d’un rendez-vous chez l’endocrino, c’était bon. Il n’y avait pas de contrôle de ce qui se passe au niveau psychologique ou psychiatrique. Moi, ça me choque énormément qu’on n’ait pas la même rigueur pour les interventions qui sont encore plus invasives, dans le cadre d’une chirurgie ou d’une hormonothérapie. Donc voilà, nous on est confrontés à ces questions-là ; ça nous pose beaucoup de questions et malheureusement on ne peut pas mettre en place un dialogue avec ces associations ou avec ces cliniques qui prennent en charge les transitions parce que, en face, elles refusent le dialogue.
RDG – Donc, concrètement, ça signifie qu’il y a des patients qui sont pris en charge en psychiatrie, pour, donc, des problèmes sans doute lourds, et que donc vous ne pouvez pas leur apporter les soins qui sont probablement nécessaires, parce que ces patients refusent finalement d’aller au fond du problème, ce qui est quand même un peu l’objectif d’une thérapie, me semble-t-il… Et en même temps, avec la complicité des soignants qui les font transitionner.
Clara – Oui. Je vais peut-être donner un exemple d’une patiente, parce que je trouve qu’elle illustre vachement bien ; pour montrer à quel point, en fait, cette idéologie peut être dangereuse aussi du côté individuel pour les personnes en tant que telles, et surtout les plus fragiles et les plus vulnérables. Une patiente qui est représentative de quasiment toutes les patientes que j’ai, qui sont dans cette situation-là, c’est une patiente qui s’est toujours identifiée en tant que jeune fille comme les autres, qui avait sa propre identité, ses propres goûts, sa propre personnalité etc., qui allait plutôt bien. Puis, quand elle était adolescente, elle a vécu beaucoup de traumatismes sexuels qui se sont enchaînés. Elle avait une situation très difficile. Il n’y a pas eu de changement au niveau de son identité, par contre il y a un trouble de la personnalité borderline qui s’est manifesté en réaction à tous ces traumas, et puis des histoires de vie compliquées avec sa famille… Donc c’est à ce moment-là qu’elle est hospitalisée parce qu’elle faisait beaucoup de passages à l’acte auto-agressifs, automutilation, tentatives de suicide… Et à partir de ce moment-là, nous, on l’a prise en charge du côté psy. Et vu que moi, je suis psychologue, mon travail c’était de bosser avec elle sur les traumas familiaux et sexuels, pour qu’on essaie de mettre du sens à son mal-être et à ce qui se passe. Il se trouve qu’au bout d’un moment, elle a commencé à aller mieux, mais elle ne parlait plus de ses traumas. On n’arrivait plus à y accéder en thérapie. Bon, on en a quand même profité pour parler d’autres choses à travailler, mais au fur et à mesure des mois, elle a commencé à se présenter d’une façon un petit peu différente au niveau de ses vêtements, au niveau son attitude etc. Finalement, à me dire qu’elle voulait me parler de quelque chose. Je l’invite à m’en parler. Elle m’explique en fait, elle pense qu’elle n’est pas une femme, qu’elle s’identifierait plutôt à autre chose, elle ne sait encore trop quoi… Elle ne sait pas si c’est un homme, si c’est non-binaire… Elle ne sait pas trop, mais en tout cas elle veut que l’on parle de ça et que l’on ne parle plus du reste. Bon, moi, j’en ai profité pour voir avec elle ce qu’on pouvait en faire, de ces questions-là. Et ce qui s’est passé, c’est qu’à partir de ce moment-là, et pendant près d’un an, on n’a plus pu parler des traumas sexuels et des traumas familiaux. C’était inaccessible, et à chaque fois que j’essayais d’aller vers là, elle rembrayait sur la transition. Et plein de fois, elle a eu un discours qui, moi, me fait penser – et je ne suis pas la seule au niveau des professionnels – que c’était une solution qu’elle avait trouvée pour mettre à distance la souffrance qui était associée au fait d’être une femme ; pour elle, au fait d’être agressée régulièrement. Par exemple, vous pouvez me dire des choses du style “Moi, j’ai hâte de faire ma mastectomie, parce que comme ça, ce ne sera plus le corps qui s’est fait agresser”. ça, elle me l’a dit mot pour mot. Ce n’est pas la seule à m’avoir dit des discours comme ça, et c’est ça aussi qui m’inquiète beaucoup : c’est que l’on offre une solution un peu magique et illusoire à ces patients qui ont vécu des choses assez terribles, en leur présentant que toute leur souffrance, eh bien, ils n’ont pas besoin de passer par thérapie qui est souvent longue – parce que leur souffrance, elle est grande – et qu’il suffit, en fait, de changer de corps, de prénom, d’apparence. Et que tout ça, ce sera derrière eux… Parce que ce sera “la personne qui est morte”. ça aussi on me l’a dit. On m’a dit là – je vais inventer un nom – “la Mathilde qui s’est fait violer, elle est morte. Maintenant, c’est Damien.” Voilà, ça c’est des discours que j’ai beaucoup entendus, et c’est des discours qu’on sait être néfastes en psychothérapie. Ce n’est pas quelque chose qui permet le développement d’un épanouissement sain. C’est une fuite, c’est un évitement. Et moi, ce que je crains, c’est le moment – dans quelques mois, dans quelques années… – où ça va s’effondrer, parce que ça tiendra plus. Parce que c’est comme si on construisait une très jolie maison mais sur des fondations complètement bancales, avec plein de choses qui restaient à travailler, beaucoup de souffrance, et ça ne tiendra pas dans le temps. On le sait, et c’est dommage. Donc moi, j’en veux beaucoup aux médecins, aux associations et aux militants eux-mêmes qui présentent vraiment la transition comme un truc un peu magique où “si tu vas mal, bah c’est parce que tu es trans”, et puis du coup “prends tel traitement, fais-ci fais-ça et tout ira mieux, et ce sera génial ; et si tu le fais pas, surtout, tu vas te suicider.” ce que je trouve encore pire… à dire à des patients vulnérables… Moi, ça me choque beaucoup, et je suis très inquiète pour ces patients-là, à l’avenir. Pour l’instant, on a des petits indices de ce qui va se passer, en regardant un peu dans les pays qui avaient déjà de l’avance sur ces questions ; si on regarde la Suède, l’Angleterre… Mais en France, on ne sait pas. Donc voilà, nous en tout cas au niveau professionnel, on se questionne sur “qu’est-ce qu’on fait avec ces patients ? Est-ce qu’on les laisse faire et on rattrape les dégâts plus tard ? Ou est-ce qu’on essaie d’avoir des contacts avec les associations et les autres médecins pour discuter sur le fond du problème ? Est-ce qu’on essaie de développer d’autres thérapies qui sont moins invasives ? Qu’est-ce qu’on fait, quoi !” Et toutes ces questions-là, on ne peut pas les poser parce que dès qu’on essaie de faire des colloques ou des bouquins ou qu’on essaie de discuter ensemble, eh bien il va y avoir un groupe de militants qui va venir balancer des œufs et nous dire qu’on est transphobes. Enfin, le but c’est de travailler ensemble pour soulager les gens, ce n’est pas de les juger, ce n’est pas de les critiquer, ce n’est pas de leur faire du mal, au contraire ! Notre but, c’est d’éviter qu’ils se fassent du mal. Donc ça, j’aimerais bien qu’un jour, il puisse y avoir un dialogue entre nous.
RDG – Il y a quand même un autre problème éthique, qui est la contagion, et notamment vers les enfants. Empêcher des jeunes adultes de se faire du mal, c’est une chose. Aujourd’hui, on a quand même des adultes qui font du mal à des enfants. Je veux dire, déjà, un médecin qui castre un enfant, pour moi c’est criminel. On ne peut pas juste dire “les pauvres enfants”… Tu vois, enfin… Il me semble que la responsabilité de notre société, c’est de protéger les enfants, y compris contre leurs parents abusifs. Je pense à ce petit garçon, là, dans le documentaire Petite fille, avec sa mère qui a manifestement un trouble – je ne sais pas lequel – mais qui est victime de ses parents, quoi. Quand on dit “congeler ses testicules”…
Clara – Moi, je ne l’ai pas encore rencontré parce que je travaille avec des adultes, et parce qu’en France, ce n’est pas encore trop démocratisé, les transitions pour enfants. Mais bon, je pense que ça va venir. Ce que je trouve très spécial, dans tous raisonnements-là, c’est de dire qu’on peut être à la fois dans un pays où il faut attendre sa majorité pour faire une chirurgie bariatrique, pour avoir un tatouage, pour boire de l’alcool, pour faire un piercing… Par contre, on est aussi dans un pays où on peut traiter un corps sain pour un problème qui est d’ordre psychologique. Et ça, moi, ça me questionne énormément parce qu’en soi, les corps de ces enfants, de ces adolescents et même de ces adultes, ils vont bien, ils sont parfaitement sains, ils n’ont pas besoin d’une prise en charge ni hormonale, ni chirurgicale. Ils sont en parfaite santé. Leur souffrance, elle n’est pas là. Leur souffrance, elle est dans leur esprit, dans leur représentation par rapport à eux-mêmes, par rapport au monde, par rapport aux autres. Et moi, ça me parait absurde que l’on puisse présenter la solution à un problème qui n’est pas d’ordre organique avec une réponse organique, et qui en plus est définitive. Et c’est encore plus grave s’il s’agit d’enfant, parce que la représentation de soi d’un enfant, elle est en perpétuelle construction, elle est mouvante tout le temps, particulièrement en plus à l’adolescence. Et du coup, on ne peut pas arrêter les choses. On ne peut pas prendre un adolescent ou un enfant qui est en questionnement par rapport à son identité de genre ou son identité sexuelle et lui répondre que “oui bah, c’est que tu as ça, c’est que tu es un enfant trans, c’est qu’en fait tu n’es pas dans le bon corps, donc on va te donner cette solution médicale”.
Ça ne marche pas comme ça, le développement d’un enfant. ça marche pas comme ça.
RDG – ça fait penser à un syndrome dont on parle de temps en temps : au syndrome de Münchhausen par procuration. C’est-à-dire des parents qui vont mutiler ou rendre malade – et c’est souvent des mères, d’ailleurs – alors, je ne sais pas à quel point ça correspond à la réalité, hein… Et qui ont mutilé leur enfant parce qu’elles en retirent un bénéfice social, on va dire ça.
Clara – Oui. En fait, je pense que dans les cas de transition d’enfant, en tout cas moi ce que j’ai pu observer dans les pays anglo-saxons, on va être face à plusieurs profils différents d’adultes, de parents. On va effectivement avoir, dans certains cas, des profils de Münchausen par procuration, qui sont vraiment visibles, où le parent retire un bénéfice secondaire important à la transition de son gamin, et où le gamin n’a jamais rien demandé. Mais comme il fait plaisir à son parent…
RDG – Ah oui, moi ça me fait penser, tu vois, par exemple la mère, là, de ce petit garçon, qui va sur tous les plateaux télé. Je veux dire, le bénéfice il est évident !
Clara – Ah oui !
RDG – Oui mais alors, du coup… Mais, enfin, c’est gravissime ! Normalement, on protège les enfants contre les parents qui abusent.
Clara – Moi, je serais très curieuse de rencontrer les professionnels qui ont pris en charge ce gamin. Vraiment, je serais très curieuse de savoir quelles évaluations ils ont fait de la famille, quelles évaluations ils ont fait de l’enfant aussi tout seul sans qu’il y ait les parents à côté. Déjà, de voir s’il est vraiment malheureux, ce gamin et de voir s’il y a besoin de faire quelque chose, et s’il va vraiment mieux après.
RDG – Oui, parce qu’elle a prétendu… Le moment où la mère dit “Oui, il a pleuré parce qu’il a dit qu’il aurait jamais un bébé dans son ventre.” Ben… Mais en fait, c’est la vérité. C’est la vérité, tu peux faire toutes les opérations que tu veux, tu peux lui couper le pénis et les testicules, mais il n’aura jamais un bébé dans son ventre.
Clara – C’est une discussion qu’on a eue avec pas mal de collègues, justement, pour essayer de comprendre un petit peu la contagion sociale et pourquoi est-ce qu’il y avait autant de personnes qui s’identifient comme ça, surtout des ados. Nous, ce qu’on a remarqué, c’est quand même un sacré déni de la réalité. Et ce qui est très dommage, c’est que ça fait partie de développement normal d’un enfant et d’un adolescent, de nier la réalité ; et c’est notre rôle, en tant qu’adulte, de la réaffirmer, de poser un cadre, parce que c’est ce cadre-là, cette réalité-là, qui rassurante. Quand on a un enfant qui – je sais pas – dit qu’il est Superman et qui peut aller voler en sautant du quatrième étage, on ne le laisse pas faire, parce qu’on sait qu’il ne peut pas. C’est la même logique avec le reste. Quand on a un enfant qui nous dit quelque chose qui n’est pas en accord avec la réalité ; par exemple, qui nous dit que “moi, en fait, à l’intérieur, je suis une petite fille ; mon corps il est pas bien ; je veux pouvoir faire autre chose etc. Je vais pouvoir un jour porter des enfants” bah, tout ça, ce n’est pas la réalité. Et c’est notre rôle, en tant qu’adulte, en tant que parents, de le confronter à cette réalité de façon rassurante, contenante, bienveillante. Mais souvent, on a peur de frustrer les enfants, on a peur de les blesser, on a peur qu’ils soient malheureux… Donc, du coup, on va les réassurer sur le court terme en disant que tout va bien, “elle est très bien ton idée”, ils sont parfaits, c’est le monde qui va mal, “ils peuvent être tout ce qu’ils veulent”… ça les réassure sur le court terme, mais sur le long terme, ça crée plein plein de problèmes parce qu’on a besoin, dans le développement affectif d’un enfant, d’un adolescent, d’être confronté à la réalité, d’être confronté au cadre. C’est notre rôle, en tant qu’adultes. Donc, si on va valider tous les fantasmes des enfants et des adolescents, on leur donne une toute puissance énorme qui ne s’arrêtera pas à la question du genre, du corps, etc. ça n’a pas de limite, la toute puissance. Donc, si on leur accède à ça, on va leur donner une satisfaction, un bonheur qui est de court terme. Mais une fois qu’ils l’auront, il y aura autre chose qui va venir après : il y aura d’autres demandes, il y aura d’autres fantasmes, et ça va être de plus en plus gros, et on n’arrivera de moins en moins à contenir. On ne leur rend pas service quand on fait ça. C’est important, quand on est face à des enfants, des adolescents, de les laisser exprimer leur imaginaire, leurs idées, leurs fantasmes ; c’est normal. Mais par exemple, si on a un petit garçon qui prend énormément de plaisir à mettre du maquillage, à porter des robes, moi je ne vois absolument pas le problème : qu’il s’amuse. Il n’y a pas de souci, au contraire : je pense que c’est le but du féminisme de dire qu’on peut faire ce qu’on veut, peu importe son sexe. Par contre, ne pas valider le fantasme que, du coup, un jour il deviendra comme maman. Non, ça n’arrivera pas. Et ça, c’est important de pouvoir cadrer avec contenance et bienveillance les enfants dans leur fantasmes. Et ça – on embraye sur un autre sujet – mais c’est aussi des critiques qu’on peut faire à la parentalité positive poussée à l’extrême, où là aussi on ne va pas mettre de limites aux fantasmes des enfants, et en fait on leur fait du mal sur le long terme, alors qu’on a l’impression de leur faire du bien. Donc, je pense que c’est très global, ce côté-là, de valider les gens dans leur ressenti sans jamais les confronter à la réalité. On leur fait plaisir sur du court terme mais sur le long terme ça crée beaucoup de problèmes. Et on les paiera plus tard… On les paye déjà dans certains pays.
RDG – Aujourd’hui, tu témoignes de façon anonyme. Pourquoi ? Est-ce que tu as déjà subi des pressions, des menaces ? Est-ce que tu penses qu’il y a un danger dans ton entourage professionnel ou personnel, ou est-ce qu’au contraire tu te sens complètement en sécurité ?
Clara – Alors, je témoigne de façon anonyme parce que je préfère être prudente, compte tenu du contexte actuel sur la question de la transidentité. Moi, je n’ai pas subi de pression particulière pour ne pas m’exprimer ; comme je le disais, au niveau de mon service à l’hôpital, on était très ouvert sur le dialogue. Pas de souci avec mes amis ; dans la majorité des cas, on peut encore discuter même quand on n’est pas d’accord. J’ai des amis qui sont tout à fait d’accord avec moi, puis d’autres qui sont très libérales, mais on arrive à échanger. Par contre, j’ai déjà perdu des amies. Certaines qui ne pouvaient pas du tout accepter mes questions, même quand je ne les posais pas ; c’est juste qu’elles savaient que j’avais ces idées-là, et c’était suffisant pour qu’on ne soit plus amies, ce que je respecte. Mais ce qui moi, m’inquiéterait si je ne témoignais pas de façon anonyme, c’est plutôt au niveau pro, parce que même si moi, ça ne m’a pas atteinte, ça m’a pas touchée, je connais et j’ai vu – on a tous vu – des exemples de personnes qui ont eu des carrières arrêtées, ou alors qui ont eu des manifestants ou des étudiants qui ne voulaient plus venir à leur cours… Enfin, des choses comme ça, parce qu’ils étaient critiques au niveau de la définition du genre ou qui posaient simplement des questions. Et ça, moi c’est quelque chose qui peut m’inquiéter pour mon avenir pro, parce que je ne sais pas dans quel service je serai après, je ne sais pas si on posera ces questions là, et puis je suis quand même encore en lien avec le monde universitaire, et les étudiants sont parfois … (et je m’inclus dedans, parce que j’étais pareille à leur âge, c’est normal, ça fait très vieux de dire ça mais c’est vrai), les étudiants ont souvent l’impression d’avoir beaucoup de réponses, et ne supportent pas d’entendre des questions.
Mais en fait c’est notre rôle, en tant que profs, de leur faire prendre conscience qu’ils ont surtout des questions à poser, et pas encore des affirmations.
Donc ça c’est aussi une des raisons pour lesquelles je préfère être anonyme.
En fait, la raison pour laquelle j’ai voulu aujourd’hui faire cette interview-là, le moment où j’ai pris cette décision, parce que j’écoutais déjà les podcasts de “Rebelles du Genre”, j’en avais entendu plusieurs, ils m’avaient beaucoup intéressée et puis j’étais super contente d’entendre en plus des jeunes qui posent ces questions-là, qui sont dans les mêmes milieux que moi, qui sont aussi de gauche. Parce qu’ il y a une sorte de méconception qui, je pense vraiment fait exprès de la plupart de certains militants transactivistes, de prétendre que quand on est critique du genre on est de droite. Et ça j’aimerais bien qu’on en parle (rires) parce que ce n’est pas vrai !
Moi je dirais qu’il y a trois courants au niveau de la question de “qu’est-ce que c’est le genre ?”, “qu’est-ce que c’est un homme ?”, “qu’est-ce que c’est une femme ?”. Je pense qu’ il y a un premier courant qui est celui du féminisme libéral, donc le mainstream où pour eux le genre c’est un ressenti, c’est autodéterminé et c’est à célébrer, c’est super. Bon. Ensuite on va avoir les féministes radicales qui vont dire : “Non, pour nous le genre c’est un construit social qui permet de justifier et pérenniser notre oppression sexuée” et ensuite on va avoir des conservateurs donc de droite qui vont dire : “Le genre c’est effectivement lié au sexe”, donc ils vont dire la même chose à peu près que les féministes radicales au moins au début, sauf qu’elles vont dire très très vite que c’est très bien ! En fait les personnes conservatrices, elles ont plutôt tendance à dire que on est en tant que femme ou en tant qu’homme, donc c’est à dire en tant que femelle ou en tant que mâle attiré par certaines choses, on a certains comportements et tout ça c’est justifié, faut qu’on le pérénnise. Et donc c’est pour ça que ces personnes-là souvent considèrent que si on est par exemple une jeune femme lesbienne, au fond c’est qu’on n’est pas vraiment une femme donc il faut qu’on transitionne. C’est pour ça qu’il y a plein de pays de droite où c’est plus facile d’être trans que d’être lesbienne par exemple.
Pour revenir au moment où j’ai décidé de témoigner, c’était un matin je m’en souviens très bien il y a je crois deux-trois mois quelque chose comme ça, j’étais tombée sur un compte Instagram qui m’a été proposé par Insta, d’un homme trans qui présentait des pancartes qu’il ne fallait plus utiliser en manif. Il y en avait une entre autres qui ne me dérangeait pas du tout, c’était un truc du style… Ah je ne sais plus mais en gros, ça faisait le lien entre le féminisme et notre corps. Notre corps sexué, qui est du coup celui qu’on viole, qu’on agresse, qu’on frappe voilà, c’est mon corps quand même.
RDG – Je crois qu’il y avait “lâchez-nous les ovaires” par exemple.
Clara – Ouais, je crois que c’était quelque chose comme ça. Dans la description de la publication, ce mec trans disait : “Il faut qu’on arrête de parler comme ça, de lier le corps des femmes au féminisme parce qu’ il n’y a pas que les femmes qui subissent” et qui dit cette phrase : “Le sexisme n’est pas lié à notre sexe”. Alors ça moi quand j’ai lu ça, j’ai bondi de ma chaise et je n’ai pas pu m’empêcher de commenter en disant : “Mais ça n’a pas de sens ! C’est dans le mot, c’est dans le mot, dans le sexisme il y a le mot sexe! C’est nos corps qui sont attaqués ! Toutes les lois qui sont faites contre les femmes c’est par rapport à notre corps, toutes les agressions qu’on subit c’est sur nos corps. On s’en fout de notre genre quand on nous agresse enfin, tu as beau de sentir non-binaire ou un mâle à l’intérieur, le mec qui veut agresser il voit juste que tu es un corps femelle et c’est ça qui l’attire et c’est ça qu’il va agresser. Il s’en fiche du reste”. Et donc que l’ on puisse séparer comme ça le sexisme de nos corps, alors que c’est nos corps qu’on protège dans le féminisme depuis le départ, c’est le plus gros débat c’est ça, c’est l’IVG, c’est la contraception c’est le viol enfin, c’est l’excision, tout ça c’est un lien à notre corps. Donc j’ai mis un commentaire pour dire ça, pour rappeler cette importance du corps. Et comme cette personne n’a pas du tout apprécié mon commentaire, il m’a répondu et dans sa réponse il y avait l’accusation que j’étais droite ! (rires)
Donc du coup je lui ai répondu que pour moi, défendre le corps des femmes contre toutes les oppressions qu’elle subissent et défendre l’importance de pouvoir avoir des définitions pour justement savoir qu’on parle, ça me paraît être un combat plutôt humaniste de gauche et féministe, alors que militer pour l’idée qu’il ne faut plus parler des droits des corps des femmes, qu’il ne faut plus utiliser le mot “clitoris”, qu’il ne faut plus utiliser le mot “ovaire” en manifestation, que finalement ce n’est pas parce qu’on est des femmes qu’on est agressée, mais c’est parce qu’on se ressent femme on est agressée, pour moi c’est ça qui serait hyper conservateur et hyper rétrograde. J’ai mis un long commentaire quand même pour expliquer ma pensée, à aucun moment encore une fois insultant, je n’ai pas non plus mégenré cette personne, j’ai vraiment été la plus respectueuse possible avec une personne qui n’est pas d’accord avec moi. Et la réaction a été que tous mes commentaires ont été supprimés, alors qu’il y avait plein de gens qui répondaient et la discussion était intéressante. Il y avait un vrai débat qui se mettait en place, qui était respectueux. Mes commentaires ont été supprimés et j’ai été vraiment bannie. C’est-à-dire que ce compte, je ne peux plus le retrouver sur Instagram. Pour moi il n’existe plus. Évidemment si je me connecte à un autre compte il existe encore.
Moi, ça m’a paru fou, parce que je voulais juste donner un autre point de vue. Et en plus de ça, rétablir une vérité qui était que non, les féministes radicales ne sont pas de droite. Et bien ni l’un, ni l’autre, n’étaient considérés comme acceptables.
Et je considère que, quand on a un compte militant, le but c’est quand même de discuter, c’est pas bannir les commentaires des gens qui ne sont pas d’accord avec soi. Sinon, il n’y a plus d’échanges.
Et le militantisme c’est ça : c’est du débat d’idées, pour qu’on puisse trouver des compromis qui nous permettent de fonctionner en tant que société, c’est le but, quand même. Ce n’est pas de créer un petit monde entre soi, où on crée un petit village, où on est d’accord.
Enfin ce n’est pas ça!
Là encore, j’ai été confrontée au fait que pour ces personnes-là, le principe de réalité, il n’est pas acceptable.
Dire des réalités comme “Notre oppression est basée sur notre corps”, ou dire des réalités comme “Bah non, les féministes radicales, elles sont de gauche”, eh bien ce n’est pas acceptable. C’est très problématique!
RDG – As-tu une anecdote à raconter sur un événement qui t’a marquée concernant la transidentité ou le transactivisme?
Clara – Ce n’est pas une anecdote, c’est quelque chose qui s’est répété maintes et maintes fois, et presque une expérience sociale que je fais depuis 10 ans. C’est-à-dire que, à chaque fois que je discute avec des personnes qui sont d’accord avec le féminisme libéral, et avec cette vision-là du genre, dans le débat il y a toujours un moment où je reviens à la base. C’est le principe de tout débat philosophique, c’est les définitions. Donc à chaque fois, je demande, avant qu’on parle du reste : “Pour toi, c’est quoi une femme, c’est quoi un homme, et c’est quoi la différence entre les deux, qui fait qu’on préfère s’identifier à l’un ou l’autre?”
En dix ans, je n’ai jamais eu de réponse, jamais!
Je suis toujours estomaquée, et j’attends avec un espoir infini qu’un jour, quelqu’un daigne me répondre.
Mais soit on me répond : “Ta gueule, sale Terf”, soit on ne me répond pas, soit mon commentaire est supprimé. C’est TOUJOURS ça.
Soit parfois, on me répond : “C’est différent pour chaque personne”, et à partir de là, moi, j’insiste un petit peu en disant que les mots ont quand même un sens, et ils servent à se comprendre les uns les autres. Donc qu’on ait des nuances dans la définition, je veux bien, mais il faut quand même qu’il y ait une base commune.
Bon. Là, à ce moment-là, soit je suis une sale transphobe, soit je suis bannie, soit mon commentaire est supprimé…
Je pense sincèrement que, si on ne me répond pas, c’est parce que la réponse ne peut pas être en accord avec le féminisme.
Je pense sincèrement que la réponse c’est : “Mais une femme, c’est quelqu’un qui s’identifie aux stéréotypes qu’on associe au genre”. Un homme, c’est quelqu’un qui s’identifie à ces stéréotypes-là!
Mais ça, on ne peut pas le dire, quand on est féministe, puisque c’est contre ça qu’on combat! Et donc, je pense que cette absence de réponse, et cette agressivité, elle vient d’une dissonance cognitive énorme entre, d’un côté, “je ne dois pas être transphobe” et, de l’autre côté, “Ah oui, mais être une femme, et être un homme, ça ne peut pas être des stéréotypes!”
Et je pense sincèrement que l’agressivité, elle vient de là.
Si je retiens un truc de mes débats dans ce milieu-là, c’est vraiment ça.
L’autre chose qui me vient à l’esprit, c’est que je suis extrêmement heureuse d’avoir la chance d’avoir été élevée dans un milieu où on est critique, et où il faut poser plein de questions, et où il faut débattre.
Parce que si je n’avais pas eu cette chance-là, sincèrement, à l’âge où j’ai été en contact avec le transactivisme, je serais tombée comme mes patientes, j’en suis sûre. Parce que c’était un âge où j’étais extrêmement vulnérable, où je me posais aussi des questions sur mon orientation sexuelle (parce que, en tant que bisexuelle, on est toujours renvoyées à l’idée qu’on ne sait pas ce qu’on veut, etc.) donc du coup, je me questionnais beaucoup là-dessus.
Je me questionnais parce que j’étais une toute jeune femme, je venais d’avoir 17-18 ans, je ne savais pas comment me présenter vraiment au monde. Je ne savais pas si je voulais être féminine ou pas, dans mes attitudes, dans mes vêtements.
J’avais déjà subi plusieurs agressions sexuelles, et j’étais très, très en difficulté par rapport à ça.
Parce que je n’avais pas les mots.
Parce que je n’en parlais pas.
Parce que ça me bouffait de l’intérieur.
Je n’avais pas de réponse, je ne me rendais vraiment pas compte de ce qu’il se passait.
Et en plus de ça, au niveau de ma socialisation genrée, ça a toujours été un peu particulier, parce que mes parents m’ont élevée dans quelque chose d’absolument neutre : j’ai toujours pu faire tout ce que je voulais, et autant avec des Barbies qu’avec des trucs de construction, j’étais autant en short qu’en robe. J’ai fait des sports de combat, je me déguisais en pirate…
J’ai pu être très libre là-dessus, et donc parfois en décalage avec d’autres petites filles.
Et c’était le cocktail parfait pour que l’argumentaire du : “T’es pas dans le bon corps”, du “En fait, t’es pas une fille!” fonctionne.
Et il a fonctionné. Il a fonctionné un an, deux ans, où vraiment, je commençais à mettre des petits points quand j’accordais mes phrases, où je disais que j’étais agenre, qu’il ne fallait pas dire que j’étais une femme, parce que ça me blessait, parce que ça me mettait mal pendant des jours.
En fait, c’était le contact avec la réalité qui me mettait mal.
Parce que je n’étais pas prête à l’entendre. Et en plus, pendant un an, deux ans, ça m’a retardée de prendre rendez-vous chez des psy, et de traiter mes traumas sexuels. parce que j’avais la solution idéale : si je n’étais pas bien dans mon corps, bah c’est parce que j’étais pas vraiment une femme, et qu’il fallait que je change mon corps.
Alors que si je n’étais pas bien dans mon corps, mais c’est parce qu’on m’avait violée pendant des années, enfin!
A un moment donné, la réalité c’était celle-là! Mais elle était tellement plus dure à entendre que moi, le discours transactiviste, je l’ai acheté direct, c’était vachement plus facile! Plus difficile pour mon corps si j’avais continué, mais plus facile pour mon cerveau. Donc je suis extrêmement contente d’avoir eu la chance, au bout d’un moment, de revenir sur mon éducation, mon esprit critique.
Mais je l’ai vécu personnellement, ce danger-là!
Je sais exactement comment j’aurais pu finir, je le vois chez mes patients tous les jours. Et du coup moi ça me gêne beaucoup quand les gens disent : “Oui, si vous critiquez le genre c’est que vous êtes transphobes, puis c’est tout, vous êtes des personnes haineuses”. C’est peut-être aussi tout simplement qu’on a été dans ces milieux là et qu’on a vu le danger que ça a pu avoir pour nous ou pour nos amis et qu’on est inquiète en fait tout simplement. Et que ça nous a fait souffrir et je pense qu’on peut aussi avoir de l’empathie pour nous, moi j’ai beaucoup d’empathie pour les personnes qui souffrent de dysphorie du genre parce que c’est dur, parce que même moi d’une certaine façon je l’ai vécu. Et j’aimerais juste qu’on puisse écouter les points de vue de tout le monde parce que quand on dit : “écoutez les concernés”, c’est écouter tous les concernés, pas que ceux qui sont d’accord avec soi.
Au niveau de mes patients, ce que j’ai eu comme chose qui nous a beaucoup choqué au niveau de l’équipe, c’était trois situations : la première c’était (alors je vais volontairement utiliser les pronoms de naissance de ces patients parce que nous quand on les a rencontrés, c’est cela qu’ils utilisaient et qu’ils ont changé du jour au lendemain et qu’en plus de ça, selon leur clinique, on considère que ce n’est pas bon d’utiliser d’autres pronoms parce que c’est un évitement donc c’est le choix que je fais et ces patients sont d’accord pour ça), donc le premier c’est un patient, c’est celui dont je parlais tout à l’heure de 18 ans, j’ai un jeune homme homosexuel, qui vient d’une famille religieuse, pour qui l’homosexualité c’est pas top et qui voit une réponse très rassurante dans la transidentité tant au niveau de lui pour être en accord avec ses parents, tant au niveau des parents. Parce que du coup pour eux, et je suis désolée pour les termes, mais c’est plus dur d’avoir un enfant “pédé” que d’avoir un enfant qui en fait sur une fille à l’intérieur.
C’est le discours qui nous est venu des parents. Donc ce patient là : 18 ans, homosexuel, famille très homophobe et bien il va voir un endocrino très connu pour délivrer l’hormonothérapie très rapidement. En une séance, il a sa prescription. Et du coup en une séance, et bien il ne vient plus nous voir.
Donc il a arrêté son suivi psychiatrique, il a arrêté son suivi familial et toute la famille a trouvé une réponse convenable pour traiter son homosexualité. Parce que très concrètement, c’est ça dans le cas de cette famille.
Donc il y a eu cette situation là, j’espère qu’il va bien aujourd’hui, la deuxième situation chez moi m’a beaucoup questionné, c’est une patiente qui est encore en questionnement, donc qui n’ est pas tout à fait décidée sur “est-ce qu’elle est non binaire ou pas ?”, qui a un diagnostic de structure psychotique, on n’est pas encore sûr si c’est une schizophrénie ou pas, elle est trop jeune et pas assez décomplétée pour qu’on s’affirme là-dessus et parce qu’on est précautionneux mais en tout cas il y a vraiment quelque chose d’important au niveau de son fonctionnement et grave. Et cette patiente-là a rencontré un médecin généraliste qui est connu pour faire du lien avec les associations LGBT. Donc avant de le rencontrer, avec nous elle était en questionnement, on pouvait discuter de plein de choses, c’était super intéressant. Pareil d’ailleurs c’est une patiente lesbienne qui vient d’une famille religieuse. Et donc du jour au lendemain après ce rendez-vous avec le thérapeute et bien tout était un peu réglé pareil, on ne parlait plus des problèmes de fond et elle était très très heureuse d’avoir cette solution là et on lui proposait une hormonothérapie qui se mettrait en place au bout de deux à trois séances.
Moi j’ai demandé à cette patiente si je pouvais avoir un contact avec le médecin pour que le médecin sache qu’ elle est quand même suivie en psychiatrie et que c’est important que l’on puisse faire du lien interdisciplinaire pour savoir si c’est la bonne solution pour cette patiente qui n’est pas tout à fait en état de consentir parce que délirante. Du coup je n’ai pas pu parce que la patiente ne veut pas puisqu’elle est délirante et le médecin n’a pas fait l’effort de savoir si elle était suivie ou pas.
On ne sait pas ce que ça va donner avec le mélange avec ses traitements anti psychotropes, on ne sait pas le mélange que ça va donner…
Voilà troisième anecdote : une jeune patiente aussi avec un personnalité borderline gravissime qui a fait beaucoup de passages à l’acte, beaucoup de passages aux urgences, plein de tentatives de suicide, qui a vécu de l’inceste, ensuite plusieurs viols adulte, enfin une histoire terrible ! Pareil, elle est allée consulter dans une asso, elle ne m’a pas dit laquelle donc je ne sais pas, mais dans une asso qui est plutôt pro transition on va dire. Alors elle par contre, elle leur a dit qu’elle était suivie donc c’est super qu’elle ait eu cette honnêteté-là. Mais d’après ce qu’elle m’a dit, ils lui ont répondu que ce n’était pas grave. Que du coup si en fait elle était borderline, c’était probablement pas vraiment à cause de ces traumas sexuels et de ses traumas affectifs, c’était parce qu’en fait au fond elle était un garçon et que parce qu’elle était un garçon elle allait mal, elle n’a pas eu les codes et c’est pour ça qu’elle s’est fait violer et c’est pour ça qu’elle a été agressée etc etc…
Donc un renversement complet de la lecture de son histoire de vie et du coup bah cette patiente c’est aussi celle dont je parlais tout à l’heure, qui considère que la “elle” qui a été violée, elle est morte et donc il faut changer, il faut être quelqu’un d’autre maintenant.
Moi je ne comprends pas comment ces médecins, ces psychologues, ces infirmiers, ils peuvent ne pas questionner l’histoire psychiatrique des patients, ils peuvent ne pas rechercher s’il y a du délire, ils peuvent ne pas rechercher s’il y a de l’évitement, ils ne font pas de travail pour voir s’il y a un trauma… Bon, moi, en tout cas, comment je fonctionne avec ces patients-là? C’est que moi, je leur dis dès le départ que je ne vais jamais les pousser dans une direction, que ce soit vers une transition, ou pas. Je leur dis, par contre, que leur souffrance, elle est réelle, que je la vois, qu’ils vont objectivement mal.
Est-ce que la transition hormonale et chirurgicale, ou juste sociale, ce sera une réponse? Je ne sais pas.
Ils peuvent essayer.
En tout cas, ce que je leur dis, je suis très honnête avec eux, je leur dis : c’est une solution pour certaines personnes, il y a des personnes qui vont mieux après. Il y en a d’autres qui ne vont pas mieux, et qui restent comme ça, d’autres qui ne vont pas mieux et qui détransitionnent.
Et on n’a aucun moyen de savoir qu’est-ce qui marche le mieux, et pour quel type de profil, parce qu’il n’y a pas d’études qui sont faites, parce que faire ces études-là, c’est considéré transphobe.
Donc on ne sait pas, mais moi, mon rôle, c’est de les accompagner.
Pour que d’abord, on explore “Qu’est-ce que c’est pour eux les représentations du féminin et du masculin, et pourquoi ça pose question ? C’est quoi leur rapport à leur corps? C’est quoi leur rapport aux autres ?”
On va passer un bon moment à parler de ça, plusieurs mois s’il le faut. Ensuite, si vraiment on ne trouve pas déjà des pistes d’amélioration sur ça, pourquoi ne pas aller rencontrer un médecin pour commencer à parler de cette question de transition, et de garder à l’esprit qu’on y va petit à petit.
Et on fait du moins invasif au plus invasif. On fait dans cet ordre-là, pas l’inverse.
Parce que c’est logique : on commence par ce qu’on peut enlever, et on leur disant bien que ce qui compte, c’est eux, ce n’est pas ce qu’ils lisent sur internet.
Si on leur dit sur internet que s’ils ne transitionnent pas, ils vont se suicider, c’est peut-être vrai pour plein de gens, ce n’est peut-être pas vrai pour eux.
De toute façon, nous on est là pour les accompagner, pour être avec eux au quotidien. Ça va aller, on est là au jour le jour, donc on y va doucement, et surtout avec l’idée qu’on peut reculer.
On peut commencer, pourquoi pas, à faire une transition sociale, voir comment ça nous fait nous sentir, et puis finalement, on se rend compte qu’en fait, bah non, le problème de base il n’est pas parti.
On revient en arrière, ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave de se tromper.
Moi j’essaie de développer avec mes patients une approche plus exploratoire, où on peut dialoguer, et on verra ce qui est bon pour eux, rien que pour eux.
Donc moi, c’est comme ça que je travaille avec mes patients.
C’est que je leur dis : “Je ne suis pas là pour vous dire quoi faire, contrairement à ce qu’on vous dit un peu sur internet. Je suis là pour que vous, vous trouviez la bonne solution, pour vous”.
Et j’aimerais qu’on puisse avoir plus de recherche, pour qu’on puisse savoir quoi faire de ces dysphories de genre, parce que c’est effectivement, une souffrance, et qu’il faut qu’on sache quoi en faire, quoi.
Donc voilà : mon vocabulaire avec eux, c’est ça.
Et je m’adapte à chacun.
RDG – As-tu quelque chose à ajouter ?
Clara – Si je devais rajouter quelque chose, ce serait vraiment d’affirmer l’idée que je pense que c’est très important, parce qu’on vient en société, que de toute façon on vit tous ensemble, on n’a pas le choix, on ne peut pas s’enfermer les uns les autres dans d’autres pays, donc on vit ensemble, et on construit un projet de société ensemble.
À partir de là, ça me paraît impossible, même si on est en désaccord fondamental, de juste s’ignorer les uns les autres, de se bannir les uns les autres, de s’insulter dès qu’on n’est pas d’accord, et de partir du principe qu’il y en a un qui sera du bon côté de l’histoire, et puis les autres, ils seront effacés.
La question de la transidentité, c’est une question qui anime beaucoup les passions, parce que c’est une question qui nous touche tous, en fait. Parce que la question de “Qu’est-ce que c’est le genre, le sexe, l’identité ?” c’est une question par laquelle on passe tous, il n’y a pas besoin d’être trans pour ça.
Ça fait partie du développement psycho affectif normal, en fait.
Donc c’est des questions qui nous concernent. Si on change des définitions, ça va concerner tout le monde, ça va poser des problèmes, peu importe le choix qu’on prend, dans tous les cas il y a toujours des gens qui vont passer sous le bus.
Donc c’est essentiel de pouvoir faire l’effort, quand on en est capable (parce que parfois on est trop dans la situation, donc on est trop émotionnellement impliqué, et c’est normal, dans ce cas-là, de se mettre à l’écart), mais de laisser ceux qui le veulent, pouvoir discuter ensemble.
Moi, j’adorerais qu’on puisse créer un, je ne sais pas, un collectif de féministes radicales et de féministes libérales, pour qu’on puisse discuter, et qu’on se mette d’accord, quoi. Parce que notre combat, de base, c’est le même.
Sauf qu’à force de déployer tellement d’énergie à se tirer dans les pattes, on ne se bat même plus pour ce qui est le plus essentiel aujourd’hui.
Et j’aimerais vraiment que les personnes qui écoutent, que ce soient des personnes qui sont d’accord, ou des personnes qui se questionnent, ou des personnes qui trouvent que je suis une grande méchante Terf, qu’elles entendent que, vraiment, en toute sincérité, je n’ai aucune haine à l’égard des personnes, soit qui se considèrent comme trans, comme non-binaires, comme dysphoriques de genre, comme transsexuelles. Parce qu’il y a plein de gens qui utilisent des mots différents, selon leur âge, leur génération, leur culture, etc.
Peu importe comment elles se définissent, moi je vois des personnes en face de moi, avec lesquelles je ne suis pas d’accord, mais c’est tout!
Je ne suis pas d’accord avec certaines idées.
Parce qu’il y a des gens qui disent “Les critiques du genre, elles veulent qu’on arrête d’exister, les critiques du genre, elles nous haïssent, les critiques du genre, elles veulent que les trans n’existent plus…”
Non. Ce n’est pas le sujet.
C’est à dire que si on n’est pas d’accord avec une idée, on ne veut pas que la personne disparaisse pour autant.
C’est un petit peu comme quand on est un peu athéiste militant, et qu’on critique les religions : on ne veut pas que les croyants disparaissent, et meurent! On ne les déteste pas, on critique juste une idée.
Là, c’est pareil : l’idéologie aujourd’hui majoritaire dans les médias, de transactivisme, et bien on n’est pas d’accord avec.
Ça ne veut pas pour autant dire qu’on veut que les gens souffrent.
Moi, je pense que le débat serait plus apaisé si on était un petit peu tous capables d’entendre que c’est une question de, vraiment, de définitions, et qu’est-ce qu’on met derrière, et quelles conséquences ça a.
Voilà, je suis très ouverte à l’idée de dialogue.
RDG –
S’il vous plaît, signez la Déclaration des Droits des Femmes basés sur le sexe : womensdeclaration.com